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2010
SD ESSAYISTE : un regard sur « Enseigner la littérature » de Serge Doubrovsky
in Dalhousie French Studies 91 (pp. 89-96)
EXTRAIT

Pour vous, pour moi, Serge Doubrovsky est d’abord un personnage de roman, avant même d’être un romancier et l’inventeur (au sens moderne de créateur ou étymologique de découvreur) de ce qui reste un “mauvais genre” littéraire: l’autofiction. Si celle-ci suppose bien l’identité nominale entre auteur, narrateur et protagoniste, (1) ces trois entités sont finalement citées par ordre décroissant d’importance—ou plutôt, de présence au texte. Le personnage se donne; le narrateur se devine; l’auteur, au mieux, se déchiffre.

L’auteur est la personne, mais la personne est plus que l’auteur, et c’est d’abord comme critique littéraire que Serge Doubrovsky s’est fait un nom. En écrivant Fils, il s’imagine qu’il sera posthumément “connu pour ses travaux théoriques sur la ‘nouvelle critique’ (2)” (Parcours critique II 11) qui, parus en 1966, lui avaient valu le respect de Sartre. (3) En 1963, son recueil de nouvelles américaines Le Jour S (4) s’est vu complètement éclipsé par son traité Corneille et la dialectique du héros (5), qui déclencha une polémique violente dans les milieux universitaires—et reste, à ce jour, régulièrement réimprimé. Après cela, il faudra attendre six ans pour La Dispersion (1969), son premier roman, quatorze ans pour l’invention nominale de l’autofiction avec Fils (1977), et vingt-six ans pour qu’avec Le Livre brisé (1989) la renommée de l’écrivain finalement dépasse celle du critique.

À New York University, j’ai eu la chance de suivre plusieurs cours donnés par Serge Doubrovsky (dont un sur Corneille) et c’est donc au professeur et à l’érudit (au chercheur, à l’universitaire—à ce que les anglo-saxons appellent scholar) que j’ai cette fois décidé de m’intéresser, à travers “Enseigner la littérature.” Étape importante d’un Parcours critique (1980), cet article est d’abord paru dans L’Enseignement de la littérature (1971) et, avant cela, dans La Quinzaine littéraire (16 septembre 1969) sous une forme abrégée et un titre un peu différent: “Faut-il enseigner la littérature?”

Ce titre interrogatif invite la discussion et reflète l’origine orale du texte, d’abord présenté au colloque de Cerisy. Son côté polémique le situait d’emblée dans la famille des “essais-débats” (L’Essai 35). Il s’agit de la mise en question par un professeur de lettres modernes de la littérature telle qu’enseignée de son temps et, partant, de la valeur plus générale (intemporelle) de cet enseignement.

Il ne nous appartient pas de discuter ici de la validité intrinsèque de la démarche adoptée; plus modeste, notre objet n’est que de montrer en quoi cette démarche fait que le texte “Enseigner la littérature” appartient au genre de l’essai, et par cela de nous rappeler que Serge Doubrovsky était, avant d’être un auteur: un érudit, un critique, un professeur. C’est dans cette optique que nous interrogerons “Enseigner la littérature” successivement comme essai en soi, en relation à soi et en relation à l’autre.

 

(1) Jacques Lecarme a défini l’autofiction comme un “récit dont un auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman” (“L’Autofiction: un mauvais genre” 227).

(2) Avant-texte de Fils, f° 1601, cité par Isabelle Grell.

(3) “Je me souviens que lorsque j’ai pu le rencontrer pour la première fois—c’était en 1966 ou 1967—il m’a dit : ‘Si je vous reçois c’est à cause de votre livre sur la critique.’” (Parcours critique II 14) “Quand il m’a dit, j’ai aimé votre livre sur la critique. C’était pas un compliment. Du tout. C’était un fait.” (Avant-texte de Fils, f° 690, cité par Isabelle Grell dans “Du ‘Monstre’ au FILS.”)

(4) La nouvelle à laquelle le recueil emprunte son titre met en scène un personnage et narrateur qui, déchiré entre son amante et son épouse, la bohème et le confort, ne saurait manquer de rappeler le personnage et narrateur d’Un Amour de soi. Cependant, s’il est facile d’associer le “S” du titre à Serge, c’est un lien qui n’est jamais confirmé. De l’aveu même que m’en a fait l’auteur, la nouvelle est bel est bien autobiographique (au sens où l’on parle de roman autobiographique), mais elle n’est pas autofictionnelle. On peut choisir d’y voir, tout au plus, une proto-autofiction.

(5) Selon Serge Doubrovsky, “si vous regardez les dates du Jour S, il est de 1963, c’est bien avant le Corneille. Donc il y a toujours eu l’écrivain qui était là” (Parcours critique II 14). Cette déclaration contredit la date de copyright imprimée dans le Corneille et trahit le désir de l’écrivain d’entériner sa précédence intellectuelle (subjective) sur le critique par une précédence temporelle (objective).