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2000
LE CRABE ET LA FÉE
in Il était une Fée
EXTRAIT

C’est chez le docteur que j’ai rencontré Justine. Elle s’était perchée tout là-haut, elle balançait des jambes minuscules sur l’un de ces volumes à dos vert dont l’impeccable alignement respire la poussière. Moi, je lis jamais que des trucs beaucoup moins épais, mais je les lis beaucoup souvent. Ou je regarde les images, et je rêve.

Mais là, je ne rêvais pas. J’avais sept ans trois quart, presque, alors je savais bien que les fées ça n’existe pas ; mais quand même, y’en avait une de perchée sur un des gros bouquins du haut. « Ça y est, a dit le médecin. Bravo bonhomme, tu as été très courageux. » Il avait une seringue dans sa main gauche, de l’autre il rebouchait un deuxième flacon plein de sang. Mama me tenait un morceau de coton bien serré sur le bras. En fait, j’avais rien senti du tout. C’est seulement quand il a parlé que j’ai fait attention, et après j’ai regardé mais Justine n’était plus là. Le docteur a mis un pansement à la place du morceau de coton, ensuite j’ai dû le laisser seul avec mama. Il voulait que j’aille lire les comics dans la salle à côté, ce qu’était très bête, parce que je lui avais dit déjà avant que je les avais lu tous.

J’aime bien mon docteur. Il est vieux mais gentil quand même, pas comme le papa de papa qui comprend jamais rien. Mon docteur, c’est un blanc. Ça fait un mois, je me sens pas trop bien, alors on va le voir souvent. Je l’ai dit à Xiao-Jing, elle a dit que mama elle aimait trop le médecin. Elle l’a dit parce que son papa à elle, il aime trop sa secrétaire, que sa mama elle criait beaucoup à cause de ça. C’est un secret qu’elle avait dit qu’à moi. Moi, je lui ai dit que je me sentais vraiment malade, alors Xiao-Jing a dit que mama me faisait peut-être manger des choses pour ça. Je lui ai dit qu’elle était débile et je l’ai poussée par terre.

Elle m’a plus parlé, jusqu’au lendemain. On est beaucoup amis, Xiao-Jing et moi, du fait qu’on est les seuls ABC (1) de la classe. Y’a des blancs, surtout, trois nègres aussi et cinq latinos. C’est eux les plus forts, dans la cour. Leur chef, il s’appelle Santiago, il a deux ans de plus que tout le monde, je crois, en tout cas il est le plus grand. Il répète tout le temps, « ABC, imbécile ! » — à chaque fois qu’il me voit, ou qu’il voit Xiao-Jing. C’est un gros con, elle a dit. D’ailleurs, elle est toujours première, dans la plupart des matières. Je sais bien qu’elle est pas débile, c’est juste que parfois, elle a de drôles d’idées.

Au vrai, je sais pas pourquoi je lui ai pas parlé sur Justine. Je crois pas qu’elle aurait ri. Les autres oui, bien sûr, d’ailleurs ils rient toujours quand Santiago fait le clown. Moi aussi, parfois, ce gros con me fait rire, mais jamais jamais il n’amuse Xiao-Jing. Il lui fait peur. Moi aussi, un peu. Une semaine après la fée (sauf que j’étais plus trop sûr si je l’avais vue, en fait), je me suis retrouvé seul à la récré, parce que Xiao-Jing elle était allée chez le médecin aussi mais elle, elle avait plein de boutons partout. J’ai pas eu le droit de lui parler, alors je lui avais juste dit bonjour en partant. Elle habite au deuxième étage, juste au-dessus du restaurant. Je me suis moqué de sa tête, elle a refermé la fenêtre. J’aurais pas dû rire, je sais, c’était pas drôle. Maintenant, c’était Santiago qui riait, il me poussait vers ses copains et ses copains me repoussaient comme une balle ; j’avais du mal à pas tomber.

Pour finir je suis tombé exprès, j’ai crié et Santiago et les autres se sont éloignés vite, avant que le surveillant arrive. J’avais pas mal, mais j’avais très chaud, j’avais leurs ricanements dans la tête, j’avais vraiment envie de pleurer. C’est à ce moment-là que j’ai vu Justine pour la seconde fois. J’étais assis par terre, contre le mur, dans un coin éloigné de la cour, derrière le grand pylône, et elle, elle était debout sur la pointe de ses pieds minuscules et elle regardait dans une fleur.

Une petite fleur jaune qui avait poussé dans une craquelure du béton, à deux pas de moi. J’avais un peu de mal à voir Justine, pourtant, je sais pas trop pourquoi. Elle était un peu transparente, peut-être, ou un peu floue, ou lumineuse. J’ai pensé à frotter mes yeux, mais je voulais pas arrêter de la voir. Je voulais pas la voir disparaître, c’est pour ça.

J’ai tendu le doigt. Elle tenait toujours la fleur par sa corolle mais elle s’était tournée vers moi. Sa peau était très pâle, mais pas comme celle des blancs ; comme certaines fleurs de prunier, plutôt, les fleurs préférées de mama. En fait, ses traits étaient assez comme les nôtres, elle avait de hautes pommettes et de longs yeux très fins, très noirs. Ses cheveux, non, ils étaient comme tissés de lumière, avec des reflets de toutes les couleurs. Même qu’il y en avait que je connaissais pas.

Quand même je me suis rendu compte que dans ce pays, Justine et moi, on est des immigrés tout pareil. C’est peut-être pour ça qu’elle a serré mon doigt, vraiment très gros dans ses deux toutes petites mains, et ça m’a fait tout drôle, mais plaisir quand même. Comme la première fois que j’ai touché un flocon de neige, un peu, juste moins froid, et moins humide après.

Sauf que j’ai commencé à pleurer à ce moment-là, sans vouloir. Justine s’est effacée entre deux larmes ; j’ai entendu des pas lourds s’arrêter tout près, « C’est le petit Santiago qui t’a fait mal ? » J’ai répondu rien. J’étais seul dans la cour, tout le monde était rentré. J’ai essuyé mes yeux et je suis couru aller m’asseoir en classe.

 


(1) American-Born Chinese.
CRITIQUES

Mais l’intérêt de l’anthologie est très certainement à rechercher du côté des nouvelles s’éloignant des thèmes classiques. En tête de ces histoires qui ont reçu toute notre admiration, « Le Crabe et la Fée », de Pierre-Alexandre, aussi touchante que vraie…

— Christophe Van de Ponseele, Khimaira 9, janvier 2001