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2001
25 ¢
in News Bourse 43
EXTRAIT

C’était son jour de chance. Matthew considéra son image dans le miroir, le trait précis de son profil, les yeux d’un brun profond sous des sourcils d’un noir marqué. Il testa son sourire, l’éclat de son regard, ajouta une noisette de gel au jais de ses cheveux, enfin rajusta le nœud de sa cravate. Rassuré, il enfila d’un coup d’épaule la veste gris perle assortie à son pantalon, saisit la mallette qui l’attendait sur un coin de son lit, jeta un dernier coup d’œil derrière lui, et sortit.

« Good morning, Mr Lin. »

D’un signe de la main, Matthew rendit son salut au gardien de l’immeuble, avant de s’engager sur le trottoir de Church Street. Son bureau se trouvait à quatre blocs de là, il n’était pas en retard, il décida qu’il pouvait aussi bien faire le chemin à pied.

Quel temps splendide ! Le ciel était d’un bleu limpide, encore pâle sous les dernières brumes du petit matin. Les premiers commerçants commençaient seulement de hisser les rideaux de métal qui, la nuit, protégeaient leur gagne-pain, et de vieux amis se saluaient en souriant. Matthew s’arrêta devant la boutique d’un épicier. Le vieil immigré était en train d’installer des cageots de fruits en guise de devanture ; il connaissait bien Matthew, un client régulier depuis deux ans. Il échangèrent quelques paroles sans conséquence, des compliments sur ce beau temps de fin d’été, puis, empochant la pomme rouge qui lui avait été offerte, Matthew alla son chemin.

Il buvait à grands traits le petit vent frais, heureux successeur d’une série de semaines caniculaires. Un léger goût humide s’attardait sur ses lèvres, plissées en un sourire involontaire. Aujourd’hui, le grand jour. Le client taiwanais à qui il avait fait la cour pendant près d’un an avait fait savoir à la compagnie qu’il envisageait de les gratifier de sa clientèle. Et c’était avec Matthew, avec le seul et unique Matthew Lin, qu’il avait exprimé le désir de discuter des détails.

Pour une fois, son statut d’immigré lui avait été de quelque utilité. À dire vrai, il ne se souvenait guère de Taichung, ville qu’il avait quittée encore tout enfant, petit ballon de chair dans les bras de ses parents ; de cette époque troublée de son pays natal, il ne conservait que les souvenirs les plus flous. Transplanté très tôt, il avait ancré ses racines dans le béton de la grande ville occidentale, qui avait accueilli de tous temps les réfugiés du monde.

Dans ces rues, entre ces murs de béton craquelé, de verre et de lumière, il avait fait sa vie. Il s’était battu avec les gosses de Flushing, des bridés comme lui, puis avec les gamins de Manhattan. Son père l’avait poussé dans ses études, lui dont l’anglais de restaurant demeurait heurté, hésitant. Matthew s’était imprégné de la langue paternelle en même temps que de celle de sa patrie d’accueil. Il s’était battu avec d’autres armes, s’était cogné à d’autres problèmes, avait remporté d’autres victoires. Entré dans ce pays par la petite porte, il était sorti diplômé de Stern, la prestigieuse école de commerce, avant d’aller frapper à la porte de certaines des plus grandes firmes de cette grande ville.

Trouver du travail sur place, pour un étudiant fraîchement diplômé, relevait en soi de l’épreuve de force. Là encore, Matthew Lin n’avait pas flanché. Il avait préféré accepter un emploi modeste – très modeste – que de s’éloigner de ses parents dans leur âge mûr. Il avait travaillé dur, des premières lueurs de l’aube jusque tard dans la nuit. Il avait fait ses preuves, petit à petit. Le rêve américain, pour lui, s’était fait réalité.

Ce contrat signé, Matthew se voyait déjà promu à la tête de son département. Pour lui, fini les cellules de travail exiguës. Bientôt, son propre bureau, au quatre-vingt-douzième étage, avec vue plongeante sur l’Hudson. Bientôt, il pourrait inviter ses parents et leur offrir le spectacle de ce qu’ils lui avaient offert. Bientôt, Matthew Lin serait…

Avec un hoquet, Matthew manqua de s’écrouler par terre. Ses pensées fermement ancrées au quatre-vingt-douzième étage, il venait de perdre l’équilibre, avait laissé choir son attaché-case, et n’avait lui-même esquivé le sol qu’au prix d’une pirouette dont il continuerait de se croire incapable. Un peu haletant, il ramassa sa mallette, avant de tourner son regard sur ce qui l’avait fait trébucher.

Elle ne devait pas avoir plus de vingt ans. Ses cheveux d’un blond très pâle étaient transformés par la crasse en un casque terni. De son visage souillé, il ne discernait pas les détails : le menton planté sur sa poitrine, la demoiselle n’avait pas interrompu son sommeil pour ses beaux yeux. Les SDF de la grande ville, qui n’était pas faite que de lumière, étaient capables de roupiller dans des conditions qui auraient rendu marteaux les grands explorateurs de jadis.

Sur un haussement d’épaules, Matthew s’apprêta à reprendre son chemin, hésita, s’attarda, fouilla ses poches. Une seule pièce. Vingt-cinq cents. Pas terrible, mais il n’avait rien d’autre à lui offrir. Il s’approcha pour lui remettre le jeton de métal, s’embarrassa à savoir s’il devait le déposer dans son giron où à côté d’elle, craignait encore de la réveiller, commençait d’avoir peur d’être en retard. Finalement, il déposa son modeste présent dans la main de la fille, qui reposait paume ouverte sur le sol.