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2002
LE TEMPLE SOUS LA LUNE
in Extrême-Orient
EXTRAIT

Tous les dragons du ciel s’acharnaient sur Vieux Singe. À peine s’était-il éloigné d’un du (1) de Túnzi qu’une violente pluie d’été venait fracasser la voûte céleste pour s’abattre sur sa tête, déchirant le carré de papier huilé brandi aux premières gouttes. Trempé jusqu’à la moelle sous la maigre robe qui seule lui servait d’habit, il serrait replié contre son corps un ballot de toile un peu mieux rempli que l’année précédente.

Il se hâtait ainsi l’échine courbée sur son trésor, aveuglé de pluie, déracinant à chaque foulée son pied d’une rivière de boue nouvellement formée. L’esprit noyé, il laissait une longue habitude et presque un instinct guider son retour au temple. Les oreilles assourdies par la fatigue et le tonnerre, il n’entendit pas le cavalier dans son dos ; il frémit seulement au passage d’une ombre immense, qui l’avait frôlé comme une idée de mort. Cette pensée arracha un sourire à Vieux Singe ; il pressa un peu le pas.

Il grimaçait encore aux abords de la rivière. L’éclat brisé d’un hennissement lui fit relever la tête : le cavalier se dressait à moins d’un jet de pierre, lui barrant le passage. Pour la première fois depuis ses jeunes années, l’ermite surprit en son cœur comme un écho de crainte. L’être qui lui était opposé se détachait sur fond de pluie, silhouette monstrueuse étrangement semblable à celles que d’habiles conteurs découpaient dans le papier de riz. Vieux Singe taquina un instant ses frayeurs d’enfant, s’avançant : « Homme ou esprit ? »

Trébuchante, sa voix se perdait dans le battement sourd de l’eau sur la terre boueuse…

… entre les épines des conifères qui enserraient le sentier…

… jusque dans le grondement humide de la rivière proche. Il fit deux pas de plus, trois, considéra de nouveau le cavalier qui lui faisait face. Une bouffée de foudre ricocha contre les gouttes de pluie, dont le soudain rideau d’étincelles révéla un puissant guerrier mongol. « Homme », s’entendit répondre Vieux Singe. « Et soldat. Et pressé. Par quel gué aller mon chemin ? »

L’ermite considéra l’autoritaire requête, enfin hocha du chef et contournant la monture dont le poitrail nerveux le dépassait d’une tête, précéda le cavalier le long de la rive fouettée d’orage. Attentif à ne pas laisser son pied nu se prendre entre les pierres, il avait presque oublié l’étranger qui le suivait quand enfin le profil familier du temple s’esquissa derrière le paravent naturel des pins. Il pressait déjà le pas quand une ombre équine s’interposa : « Vieillard, te moques-tu ? Je n’ai pas quémandé d’abri ! Il me faut traverser. »

Le cheval piaffait et l’ermite recula. Il leva des yeux usés sur le maître de la bête, dont il soutint le regard avec une assurance lasse : « Vous ne passerez pas. C’est la mort qui vous attend. À qui donc profitera votre empressement ? Cette rivière m’a regardé vieillir ; la connaissez-vous mieux que moi ? » Un sourire déformait ce visage fripé, dont les rides s’inondaient de pluie. Finalement, le visage s’assombrit, s’abaissa, contourna le destrier et abandonnant le Mongol derrière lui, escalada les marches qui menaient au petit temple.

Le guerrier fixait encore l’embrasure étroite par laquelle le vieil homme venait de disparaître. Indécis, les instants s’égrenèrent parmi les gouttes de pluie ; sur un grognement, le cavalier fit prendre à sa monture la direction de la bâtisse, qu’il contourna, l’érigeant en rempart contre la rivière proche. Sur un second grognement, il mit pied à terre ; il libéra sa monture de son harnais de cuir, la déchargea de l’arc lourd sous sa bâche, de l’arc court ensuite, puis de la lance et de la hache, enfin de la selle et de ses sacs, qu’il chargea sur son épaule. Il attacha sa monture à un arbre, avec une longueur de corde suffisante pour lui permettre de paître, de boire dans une flaque voisine, de se défendre contre d’éventuels prédateurs. Un troisième grognement lui vit prendre la direction des marches qui s’élevaient jusqu’à la terrasse couverte du temple, dont il contempla sans joie l’ouverture sombre, avant de s’y glisser.

 


(1) 里 (lǐ) : village de 25 à 50 familles. Par extension, longueur de ce village et unité de distance, à l’époque d’environ 600 mètres.