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2005
LE MAUVAIS CHOIX
in Faeries 17
EXTRAIT

Tout le monde a besoin d’un petit chez soi. Le mien a pour nom Black Thorn et c’est bien le plus pourri des bars de Manhattan. Coincé entre le Harlem noir et l’espagnol, il occupe le sous-sol d’un petit immeuble lépreux dont les deux étages ont dû être abandonnés. Seuls les habitués sont au fait de son existence : pour y accéder, il faut se hasarder dans un escalier claustrophobique aux marches usées, noyées dans l’ombre. On se heurte alors à une porte close.

Maintenant, cette porte, c’est pas du toc : un beau modèle en acier, plutôt ; mais ça, vous n’en auriez pas idée sans l’ouvrir, pas sous la couche de graffitis. Après toutes ces années, il y en a pour un bon pouce d’épaisseur. C’est le seul aspect du bar qui se renouvelle. Même le mot de passe n’a jamais changé.

« Fuck you, you fuckin’ fuck ! » Devant vous s’ouvre la caverne d’Ali Baba. Enfin, sans les ors et pierreries, sans les tapis précieux, sans les parfums d’orient, mais l’aspect caverne est bien imité : de l’humidité qui tâche les murs aux stalactites de crasse pendouillant dans les recoins, on se croirait dans l’antre d’un troglodyte urbain. Qui aurait pour nom Big Bob.

Génie titulaire du BlackThorn depuis son ouverture, le quart de tonne qu’est Big Bob semble n’exister que derrière son comptoir, d’où il se tient prêt à exaucer les vœux. C’est là que les trésors s’alignent : les sculptures de verre gorgées d’essences multicolores qui, mariées par la main bénie du barman, ont le pouvoir de transformer même ce taudis en un oasis paradisiaque.

Tout en sirupant mon R Train, je laissais mon regard vagabonder. Le BlackThorn, c’est aussi le harem de mes fantasmes. Vous croiriez qu’un tel palace ne reçoit jamais que des putes à deux sous, mais niet ! La nuit, les lieux accueillent plus de houris que de haridelles, et des jeunesses en plus : des filles bien comme il faut, des étudiantes de Columbia ou de NYU, venues s’encanailler sous la houlette des habitués.

Ces gueulards se tiennent plutôt peinards, hormis l’occasionnelle bagarre et son bagage de dents cassées, mais ils roulent des mécaniques en professionnels. S’offrant comme escorte à des princesses en mal d’émoustille, ils les ramènent au Black Thorn. Pour fêter ça, ces alouettes laissent à l’air plus de peau que les pros sur la 42ème rue, ce dont je profite à l’œil.

Oh, épargnez-moi les commentaires ! Au bureau, je n’ai qu’une vieille sorcière, un spécimen diplômé d’enquiquineuse ; et ce n’est pas avec ma trogne aussi usée que la façade duBlackThorn que je vais aligner les conquêtes. Je dois me contenter de reluquer mes beautés à travers les fumées bleutées du bar, quand elles viennent y chercher un parfum de danger.

Ce brouillard nicotineux, tenace malgré la nouvelle loi, confirme selon moi les rumeurs qui prêtent à Big Bob des contacts parmi la flicaille. Mais n’allez pas lui cracher l’insulte à la face ! Sous ses airs débonnaires, le barman tient plus du taureau que du bœuf. Demandez donc à Bully : le vicieux portier-videur lui voue un respect qui frôle la terreur.

Les rares fois où Big Bob quitte son comptoir, c’est alors que les dents cassées s’additionnent, sans compter les maxillaires, radius, fémurs, et autres échantillons de l’ossature humaine. Surtout, Big Bob a un grand respect pour les ladies. Si elles tiennent à se faire culbuter, OK ; mais si, dans son bar, un des gars se fait trop insistant, Big Bob commence par leur envoyer Bully ; après quoi…

À ce point de mes ruminations, mes regards avaient délaissé les minettes pour le videur. D’un mouvement du menton, Bully venait de me vendre à un duo de nabots en imperméable. Je repassai dans ma tête en vitesse la liste alphabétique de tous les marlous susceptibles de vouloir enrichir mon médecin. J’en étais encore aux « Aaron » quand les deux intrus se figèrent devant ma table. L’un d’eux s’inclina : « Mister Pollack ? Avez-vous cinq minutes à nous accorder ? »

Ouaach. Des polis. Sur le coup, une sueur froide m’a coulé de la nuque jusqu’entre les fesses. D’un signe de tête, j’acquiesçai. Mon interlocuteur tira une chaise pour son compagnon, avant de s’asseoir à son tour. Sous leurs cirés hors de saison, droits et gris comme un jour de pluie, il m’était impossible de discerner leurs traits. Enfin, l’imper qui m’avait accosté rabattit sa capuche.

Non, ce gars-là n’était pas sur ma liste. En fait, plutôt que marlou, il avait le look comptable ; pas le genre auquel j’avais souvent affaire. En général, les honorables s’adressent à ma secrétaire. Les patrons des autres m’envoient des porte-parole plus convaincants. Celui-là, sa voix était si frêle qu’il fallut que je me penche pour la repêcher, noyée qu’elle était sous les gros rires qui secouaient le BlackThorn. « …licate. Miss Fairfield nous a assuré que vous étiez l’homme de la situation. Bien entendu… »

J’avais déjà cessé de lui prêter attention. Un autre ciré avait fait son apparition et, celui-là, je ne l’avais pas vu entrer. Contrairement à mon interlocuteur, pourtant, il n’était pas du genre chétif : plus large d’épaules que Bully, il dépassait aussi le videur d’une tête. Capuche fermée, il s’était lancé vers notre table.

L’instant d’après, il la surplombait. Cela mit fin au monologue de mon nabot : ses yeux, m’abandonnant, se levèrent au ralenti… et giclèrent hors de leurs orbites. Bad news. Je me redressai légèrement sur ma chaise, me mordant l’intérieur des joues pour bannir par la douleur les brumes nées de la liqueur. J’avais du mal à cerner les contours d’un colosse que seule une table de bar séparait de moi ; mon taux d’alcoolémie devait concurrencer celui de la vodka, ou des sept R Train que m’avait servis Big Bob.

Je n’étais pas juif russe pour rien. Le mastodonte avait posé sa main gantée, de la taille d’une patte d’éléphant, sur l’épaule de mon interlocuteur, dont le présent silence était plus expressif que les murmures qu’il m’avait adressés. L’autre poigne du pachyderme avait manqué de peu le second ciré chétif : d’un bond, il s’était placé hors de portée, derrière la table, presque entre mes bras. Dans ce mouvement soudain, sa capuche était retombée, et alors là merde…