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2007
LE CRABE ET LA FÉE
in Solaris 164
EXTRAIT

C’est chez le docteur qu’on s’est rencontrés, avec Justine. Elle était perchée tout là-haut, sur une étagère, les ailes repliées contre un de ces volumes à dos vert dont l’alignement trop parfait respire la poussière. Moi, je lis jamais que des trucs beaucoup moins épais, mais je les lis beaucoup souvent. Ou je regarde les images, et je rêve.

Mais là, je rêvais pas. J’avais sept ans et trois quarts, presque, alors je le savais bien que les fées ça n’existe pas ; mais quand même, y en avait une juste au-dessus de ma tête, dont les jambes minuscules se balançaient dans le vide et qui me regardait. « Ça y est, a dit le médecin. Bravo bonhomme, tu as été très courageux ! » Il avait une aiguille dans sa main gauche ; de l’autre, il rebouchait un deuxième flacon plein de sang. Mama tenait un morceau de coton bien serré sur mon bras. En fait, j’avais rien senti du tout. C’est seulement quand il a parlé que j’ai fait attention, et après j’ai regardé en haut mais Justine était plus là. Le docteur a mis un pansement à la place du morceau de coton, ensuite j’ai dû le laisser seul avec mama. Il voulait que j’aille lire les comics dans la salle à côté — ce qu’était très bête, parce que je lui avais dit déjà que je les avais tous lus.

J’aime bien mon docteur. Il est vieux mais gentil quand même, pas comme le papa de papa qui comprend jamais rien. Mon docteur, c’est un Blanc. Ça fait un mois, je me sens pas trop bien, alors on va le voir souvent. Je l’ai dit à Hsin-I, elle a dit que mama elle aime trop le médecin. Elle a dit ça parce que son papa à elle, il aime trop sa secrétaire, que sa mama elle crie beaucoup à cause de ça. C’est un secret qu’elle a dit qu’à moi. Moi, je lui ai dit que je me sens vraiment malade, alors Hsin-I m’a dit que mama, peut-être elle me fait manger des choses pour ça. Je lui ai dit qu’elle était débile et je l’ai poussée par terre.

Elle m’a plus parlé, jusqu’au lendemain. On est beaucoup amis, Hsin-I et moi, du fait qu’on est les seuls ABC (1) de la classe. Y a des Blancs, surtout, trois Blacks aussi et cinq Latinos. C’est eux les plus forts, dans la cour. Leur chef, il s’appelle Santiago, il a deux ans de plus que tout le monde, je crois, en tout cas il est le plus grand. Il répète sans arrêt « ABC, imbécile ! » à chaque fois qu’il me voit, ou qu’il voit Hsin-I. C’est un gros con, elle a dit. D’ailleurs, elle est toujours première, dans la plupart des matières. Je sais bien qu’elle est pas débile, c’est juste que parfois, elle a de drôles d’idées.

Au vrai, je sais pas pourquoi je lui ai pas parlé de Justine. Je crois pas qu’elle aurait ri. Les autres oui, bien sûr ; d’ailleurs, ils rient toujours quand Santiago fait le clown. Moi aussi, parfois, ce gros con me fait rire, mais jamais jamais il amuse Hsin-I. Elle en a peur. Moi aussi, un peu. Une semaine après la fée (sauf que j’étais plus trop sûr si je l’avais vue, en fait), je me suis retrouvé seul à la récré, à cause que Hsin-I, elle était allée chez le médecin aussi, mais elle, elle avait plein de boutons partout. J’ai pas eu droit de lui parler, alors je lui ai juste dit bonjour en partant. Elle habite au deuxième étage, juste au-dessus du restaurant. Je me suis moqué de sa tête, elle a refermé la fenêtre. J’aurais pas dû rire, je sais, c’est pas drôle. Maintenant, c’était Santiago qui riait ; il me jetait vers ses copains et ses copains me repoussaient comme une balle. J’avais du mal à pas tomber.

Pour finir, je suis tombé exprès, j’ai crié et Santiago et les autres sont partis vite, avant que le surveillant arrive. J’avais pas mal, mais j’avais très chaud, j’avais leurs ricanements dans la tête, j’avais vraiment envie de pleurer. C’est à ce moment-là que j’ai vu Justine pour la deuxième fois. J’étais assis par terre, contre le mur, dans un coin éloigné de la cour, derrière le grand pylône, et elle, elle était debout sur la pointe de ses pieds minuscules et elle regardait dans une fleur.

Une petite fleur jaune qui avait poussé dans une craquelure du béton, à deux pas de moi. J’avais un peu de mal à voir Justine, pourtant, je sais pas trop pourquoi. Elle était un peu transparente, peut-être, ou un peu floue, ou lumineuse. J’avais envie de frotter mes yeux mais je voulais pas arrêter de la voir. Je voulais pas la voir disparaître, c’est pour ça.

J’ai tendu le doigt. Elle tenait toujours la fleur par sa corolle, mais elle s’était tournée vers moi. Sa peau était très pâle, mais pas comme celle des Blancs — comme certaines fleurs de prunier, plutôt, les fleurs préférées de mama. En fait, ses traits étaient assez comme les nôtres : elle avait de hautes pommettes et de longs yeux très fins, très noirs. Ses cheveux, non, ils étaient comme tissés de lumière, avec des reflets de toutes les couleurs. Même qu’il y en avait que je connaissais pas.

Quand même, je me suis rendu compte que dans ce pays, Justine et moi, on est des immigrés tout pareil. C’est peut-être pour ça qu’elle a serré mon doigt, vraiment très gros dans ses deux toutes petites mains, et ça m’a fait tout drôle, mais plaisir quand même. Comme la première fois que j’ai touché un flocon de neige, un peu, juste moins froid, et moins humide après.

Sauf que j’ai commencé à pleurer alors, sans vouloir. Justine s’est effacée entre deux larmes ; j’ai entendu des pas lourds s’arrêter tout près : « C’est le petit Santiago qui t’a fait mal ? » J’ai répondu rien. J’étais seul dans la cour, tout le monde était rentré. J’ai essuyé mes yeux et je suis couru aller m’asseoir en classe.

 


(1) American-Born Chinese.
CRITIQUES

Une nouvelle tendre et touchante sur un petit enfant malade… Ma préférée pour ce mois-ci.

La Bibliothèque d’Allie, Allie, 16 octobre 2007

Pierre-Alexandre Sicart, dans « Le Crabe et la Fée », suggère tout en pudeur et tendresse la relation discrète d’un petit cancéreux mourant et d’une fée.

Les Chroniques de l’Imaginaire, Mureliane, 9 octobre 2007