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2010
LA GRIFFE ET l’ÉPINE
in Contes de villes et de fusées
EXTRAIT

Timide, le soleil naissant glissa un doigt entre les rideaux. Patiemment, il tâtonna d’abord sur la moquette épaisse, butant ici sur un pantalon et là sur une jupe, avant de s’enhardir à grimper sur le lit. Sans hâte, il caressa la couverture défaite et s’insinua dans les replis des draps, avant de frôler une épaule, un menton, des lèvres, des paupières soudain frémissantes. Sur un bâillement inaudible, Vladimira s’éveilla.

Sans plus d’empressement que n’en avait montré l’astre du jour, elle s’étira, dépliant sur le côté du matelas ces jambes infiniment longues qui avaient capturé les regards embarrassés de Piotr, le jour où ils avaient été présentés. C’était à l’occasion d’un sommet scientifique dont ils étaient les deux invités d’honneur, et durant lequel il n’avait cessé de rougir et de bégayer. Elle avait complètement craqué.

Avec un petit soupir de dépit, assise paumes appuyées sur le bord du lit, Vladimira se retourna vers son amant endormi. Cela faisait maintenant deux ans qu’ils vivaient ensemble — le couple Nobel, comme les surnommaient les médias depuis qu’ils avaient ensemble remporté le prix. Deux ans comme un long rêve, dont Vladimira commençait seulement à discerner la précieuse fragilité.

Jusque dans leur lit, Piotr n’était plus vraiment à ses côtés. Maintenant qu’elle en avait pris conscience, Vladimira pouvait compter les signes. Cela faisait plusieurs semaines déjà qu’il avait commencé de s’éloigner. Il passait de plus en plus de temps dans son laboratoire, et même quand il lui parlait, il semblait ne plus la voir. Même quand il la touchait.

Même quand il lui faisait l’amour.

Vladimira se leva. Cueillant au passage ses chaussettes rayées, sa jupe et un tee-shirt froissé, elle quitta la chambre sans un bruit et prit la direction de la cuisine. En chemin, elle ralentit. Non pour la première fois, elle s’immobilisa devant la porte du laboratoire de Piotr. Son domaine — tout comme Vladimira avait le sien. Ce double caprice de savants fous leur avait coûté une véritable fortune, qu’ils avaient dépensée sans sourciller ; bien avant le Nobel, leurs brevets respectifs les avaient déjà rendus riches.

Sauf quand ils avaient œuvré sur un projet commun, l’un comme l’autre préféraient travailler dans le silence et la solitude, refusant même le soutien d’une équipe, ne communiquant avec leurs collègues que par ordinateur. Quand ils se retrouvaient pour dîner, dormir, et faire l’amour, ils évitaient prudemment tout échange de questions sur l’état d’avancement de leurs recherches respectives. Parmi les avantages qu’il y avait à partager sa vie avec un confrère, le fait de savoir ce qui risquait de provoquer des explosions n’était pas des moindres.

L’humeur d’un scientifique est, de toute façon, un reflet fidèle du progrès de ses travaux, surtout pour qui le connaît bien. Mais connaissait-elle encore Piotr ? Le front contre la porte du laboratoire de son amant, Vladimira fixait sombrement sa main qui, d’elle-même, s’était posée sur la poignée de métal poli.

Seule sa main existait encore : tout son corps, tout le poids de son corps s’y était concentré. Un petit bruit sec se fit entendre. Sous le front de Vladimira, la porte se déroba soudain ; la jeune femme trébucha, se retenant de justesse à la poignée. Lentement, elle se redressa. Comme un automate, elle referma la porte.

Déclic.

Vaguement, Vladimira se demanda pourquoi elle n’était plus dans le couloir. Son regard voleta à travers la pièce plongée dans l’obscurité, pour se poser finalement près du mur opposé sur la forme à peine devinée de l’ordinateur de Piotr. Ayant sans y songer commencé à en prendre la direction, elle sursauta quand un froissement léger retentit sous ses pas.

Un murmure d’automne. Vladimira se pencha. Le sol était jonché de feuilles de papier, presque luisantes dans la pénombre du laboratoire. Elle en ramassa quelques-unes, surprise de les trouver couvertes de griffures d’encre. L’écriture de Piotr ? Vladimira ne l’avait jamais vu se servir d’autre chose que d’un clavier. Mal à l’aise, elle finit de couvrir la distance qui la séparait du bureau, dont elle alluma la lampe.

 

CRITIQUES

« La Griffe et l’épine » de Pierre-Alexandre Sicart est mon premier coup de cœur de l’anthologie (mais pas le dernier, loin de là). Une nouvelle cruelle servie par une plume impitoyable. L’histoire d’amour sans espoir est écrite avec beaucoup de finesse et l’intrigue m’a fait tourner les pages sans même m’en apercevoir. Une jolie découverte, je suivrai avec plus d'attention les futures publications de Monsieur Sicart.

Un monde de nouvelles, 3 septembre 2012

Magie noire version technologique aussi pour « La Griffe et l’épine » de Pierre-Alexandre Sicart, qui transcrit ici un de mes contes préférés et y ajoute un parfum de vengeance toute féminine qui n’existait pas dans l’original. Un traitement… fascinant.

— Nathalie Faure, Solaris 179, été 2011

Ici, l’auteur a parfaitement réussi à s’accaparer les personnages et le fond de l’histoire [de La Belle et la Bête] pour nous offrir une perle de romantisme mais aussi de douleur.

— Archessia, site Place To Be, octobre 2010

Une réécriture de La Belle et la Bête (même si là encore on retrouve de nombreuses autres sources) qui prouve avec brio qu’on peut mêler dans un texte science, mythes et profondeur des sentiments.

— Delphine Imbert, blog Sur les Frontières, 21 septembre 2010