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2010
MANGE-RÊVE
in Lanfeust Mag 134
EXTRAIT

Dans un ronronnement patricien, la longue automobile flottait à la surface noire d’un sol laqué de pluie. Destination programmée, vitesse régulée par satellite, sa silhouette languide se coulait comme une ombre sur le schéma complexe des avenues de la mégalopole terrienne.

Le véhicule vira à angle droit, cisaillant de ses phares le profil cassé d’un SDF. Un instant passé, un déchet de moins — la carrosserie blindée avait absorbé le choc, le passager ne se rendit compte de rien.

Enfin, le véhicule ralentit, vira une dernière fois pour s’engloutir dans l’étroite sarbacane d’un garage souterrain. Déjà, la porte massive s’était refermée sur son passage, dans un chuintement pneumatique. L’automobile infléchit sa course, son ordinateur asservi à ceux du bâtiment. Elle serpenta le long des allées sombres, jusqu’au premier plateau disponible, où elle s’immobilisa.

Le ronronnement des pulseurs s’estompa. Sans une plainte, la portière arrière se rétracta, livrant passage à Monsieur Mô. D’une démarche souple, le chef de la sécurité s’engagea sur une allée piétonne dont la luminescence s’anima ; elle le guida jusqu’à un ascenseur d’accès sécurisé, dans lequel il se glissa. Aussitôt, sans un bruit, les portes se refermèrent sur lui.

Instants comptés de quiétude dans la pénombre du garage. Puis, un son léger comme un bruissement d’ailes. Une ombre leste se détacha du capot ; d’un geste, elle récupéra son grappin-ventouse. Tremblait-elle un peu ? Elle s’était collée au véhicule qui l’avait « renversée » : une acrobatie impossible, selon les ordinateurs.

Elle se lança sur l’allée piétonne — qui ne s’illumina pas. Sans ralentir, l’ombre s’assura du bon fonctionnement de sa tenue de camouflage : déviateur photonique, régulateur thermique, neutralisateur électromagnétique… Elle sortit d’une poche ventrale une tablette informatique. Elle la promena sur la surface de métal jouxtant l’ascenseur. Une ouverture étroite se dégagea, par où elle se glissa.

Agile, tissée de silence dernier cri, l’ombre entreprit l’ascension de la cheminée de maintenance.

Six minutes dix, chrono.

Au niveau du huitième étage, l’ombre ressortit sa tablette, débloqua le panneau d’accès au couloir, s’y coula. L’orifice soupira, se referma derrière elle, se fondit dans la lisse perfection synthétique du mur. Dans les corridors, le sol n’était pas sensitif ; malgré tout, l’ombre enclencha le module d’adhérence (moins puissant mais plus pratique que son grappin-ventouse) dont les filaments parcouraient sa tenue de camouflage. Avec une lenteur précise, elle caressa le mur — se hissa le long de celui-ci, pour se retrouver bientôt collée au plafond.

Irréelle et rapide, elle glissait avec des grâces de lézard vers le secteur des bijoux anciens. Soudain, des éclats de voix. Elle se figea.

Elle se pressa contre la paroi. Les voix se rapprochaient. Deux hommes passèrent — deux gardiens, en pleine dispute autour du dernier match de flashball. Ils poursuivirent sans avoir décelé sa présence, sa forme indistincte, inerte, fondue dans la pénombre ambiante. Elle avait commencé de s’éloigner, quand l’un des gardiens claqua du talon, se retourna : « Ah zut ! j’ai oublié… »