French
RÉCITS ARTICLES TRADUCTIONS AUTRES
2009
LE RÉCEPTACLE
in Identités
EXTRAIT

C’est à peine si Paulie connaissait ses cousins avant cette première réunion de famille dans les montagnes de Caroline du Nord, et trois heures lui suffirent pour savoir qu’il n’avait pas envie de mieux les connaître. Parce que sa maman était la plus jeune et s’était mariée tard, presque tous ses cousins étaient beaucoup plus vieux que lui, et il ne s’entendait pas très bien avec les deux qui avaient son âge, Celie et Deckie.

Celie, la cousine, passait son temps à parler de ses magnifiques chevaux arabes et de tout le plaisir qu’elle aurait pu avoir si sa mère l’avait laissée les emmener dans la montagne, ce à quoi Paulie finit par répondre :

— Ça aurait été trop marrant de te voir boutée hors de selle par une branche basse.

Sur ce, Celie le gratifia de son meilleur regard-glacé-de-fille-de-riches et s’éloigna. Paulie ne put résister au plaisir de hennir dans son dos.

La scène s’était déroulée au cours des quinze premières minutes de l’arrivée de Paulie dans le chalet que Tante Rosie avait emprunté à un nabab du Parti Démocratique de Virginie qui lui devait environ un millier de faveurs, comme elle aimait à s’en vanter.

— Disons simplement que son affaire de construction routière dépendait de quelques mots murmurés dans la bonne oreille.

Quand elle avait dit ça, Paulie était suffisamment proche de ses parents pour entendre son père murmurer à sa mère :

— Et je suis prêt à parier que l’oreille opposée, à ce moment-là, reposait sur le polochon d’un motel minable.

Il sourit quand elle lui donna un coup de coude. Paulie n’aimait pas la méchanceté du sourire de son père. C’était le regard que Papy appelait toujours « le sourire mange-merde de Mubbie ». Papy était le père de papa, et la seule âme vivante à oser l’affubler de ce ridicule surnom de bébé. Dans sa tête, cependant, Paulie aimait penser à son père comme ça. Mubbie Mubbie Mubbie.

Tard dans l’après-midi, Oncle Howie et Tante Sissie firent leur apparition au volant d’une BMW, riant bien fort de ce qu’ils allaient devoir dépenser pour faire disparaître les éraflures causées par les broussailles qui encombraient le chemin de terre menant au chalet. Ils riaient toujours quand ils parlaient du prix des choses ; Mubbie disait que c’était parce qu’en rire faisait croire aux gens qu’ils ne s’en souciaient pas.

— Mais ils sont toujours en train d’en parler, ça tu peux le parier.

C’était vrai. Ils n’étaient pas sortis de la voiture depuis cinq minutes que, déjà, ils discutaient de tout ce que leur avait coûté leur voyage aux Bermudes ah-ah-ah et de ce qu’ils devaient payer pour envoyer le petit Deckie dans les meilleures écoles préparatoires d’Atlanta ah-ah-ah et de l’insistance que les vendeurs de bateaux mettaient à appeler tout ce qui dépassait dix mètres « yacht » de manière à pouvoir en tripler le prix mais vous n’aviez le choix que de serrer les dents et payer leur péage de brigands ah-ah-ah comme les trois chèvres bourrues (1) ah-ah-ah.

Ils enchaînèrent en annonçant que leurs deux aînés étaient tellement occupés à Harvard et Wall Street qu’il leur était tout simplement impossible de se libérer, mais ils avaient amené Deckie leur petit accident ah-ah-ah et ils étaient prêts à parier que lui et Paulie deviendraient bons amis.

 


(1) Three Billy Goats Gruff est un conte d’origine norvégienne (De tre bukkene Bruse) dans lequel trois chèvres doivent traverser un pont gardé par un troll qui veut les dévorer. NdT.
COMMENTAIRES DE L’AUTEUR (traduits de l’anglais)

Cette histoire commence le jour où l’on m’a invité sur des terres appartenant à Guilford College — une université de la ville Greensboro, en Caroline du Nord, où je vis depuis 25 ans. Je savais qu’il s’agissait là d’une institution quaker et que les Quakers avaient joué un rôle essentiel dans la filière clandestine qui, à l’époque de la guerre de Sécession, acheminait les esclaves vers la liberté ; mais jusqu’à cette visite, il ne m’était jamais venu à l’idée que l’université ait pu se trouver elle-même mêlée à l’opération. (J’ai grandi dans l’Ouest, où l’Histoire, ce sont des histoires qui se sont passées ailleurs.)

J’étais particulièrement ému par un cours d’eau qui s’était creusé un patient chemin sous les larges racines d’arbres immenses et vénérables. Jadis, les esclaves en fuite se hissaient jusque sous ces racines pour s’y dissimuler ; le courant cachait aux chiens leur odeur, tandis que les fuyards restaient bien au sec, au-dessus du niveau de l’eau.

Cette visite m’avait été proposée dans l’espoir que je pourrais peut-être attirer l’attention du public sur l’importance historique du site. En effet, celui-ci se trouvait sur le tracé d’un périphérique (inutile) autour de Greensboro, ville tristement célèbre pour ses routes qui ne mènent nulle part. Heureusement, sans que j’intervienne, le tracé fut changé et le site préservé.

En attendant, j’avais cet endroit en tête. Qui pourrais-je bien y placer ? Quelqu’un de notre monde moderne. Et qu’allait-il lui arriver parce qu’il se trouvait là ?

C’est ainsi qu’est née cette nouvelle. Que quelqu’un puisse servir de réceptacle pour les morts est simplement la première idée à m’avoir accroché. C’est du fantastique — je ne crois pas que l’on puisse vraiment acquérir de tels pouvoirs. Je ne crois pas non plus que l’euthanasie soit une bonne chose — bien au contraire, je crois que permettre à une personne d’en « aider » une autre à mourir mène directement au génocide des personnes âgées et des infirmes : une façon de transformer notre société en quelque chose de monstrueux.

Et pourtant, il y a des personnes qui sont bel et bien prêtes à mourir ; que se passerait-il si quelqu’un pouvait les y aider ? J’ai alors imaginé, non seulement cette nouvelle, mais encore tout un roman. Toutefois, quand le moment est venu de l’écrire, je n’ai… pas pu. La perspective était par trop déprimante. Comment trouver assez d’espoir dans cette histoire pour en justifier la lecture ? À la place, j’ai fini par remplir mon contrat avec Le Trésor dans la boîte — un livre lui-même bien assez déprimant ! — et « Le Réceptacle » n’est jamais devenu un roman.

Entre-temps, la nouvelle était restée sous le coude d’un ami qui voulait la publier dans le cadre d’un projet qui ne s’est jamais réalisé. C’est ainsi que, plusieurs années après que tout ça me soit sorti de la tête, j’ai soudain récupéré mes droits sur une histoire que je pensais forte et qui n’avait jamais été publiée. Au même moment, j’allais en Espagne pour la première fois, à l’occasion d’une convention à Mataró. Là, j’ai pensé que ce serait sympa d’offrir à BEM, un magazine espagnol de science-fiction, une de mes nouvelles qui n’était encore parue nulle part, faisant donc de l’espagnol sa langue de première publication. Les éditeurs ont aimé l’histoire, et c’est donc là qu’elle est sortie en premier.

CRITIQUES

L’autre sommet de l’anthologie est niché en fin de deuxième partie — mais il s’agit d’une traduction, c’est pas du jeu — et due à la plume de nul autre qu’Orson Scott Card, excusez du peu. « Le Réceptacle », paru à l’origine en 2008, n’est pas le plus cruel ou le plus surprenant de ses textes, mais il reste aussi caractéristique qu’inoubliable. Un garçon qui se sent inadapté dans sa famille et dans la société a la capacité d’absorber les souvenirs des gens qui sont morts dans un endroit donné. Comme souvent chez Card, le protagoniste est à la fois victime (et possible objet de pitié) et coresponsable de sa victimisation (et probable objet de mépris). Et pétri de désir de vengeance. Mais sa grandeur sera de refuser cette évidente vengeance, et de vivre une vie paisible et sans intérêt. Je n’aurai pas cru Card capable de surprendre encore autant son monde après trente ans de carrière d’écrivain. Diable d’homme.

— Pascal J. Thomas, KWS 62-63, juillet 2009

On remarque un texte d’Orson Scott Card, Le Réceptacle, qui unit de façon déchirante et magistrale la mort d’une jeune esclave au XIXe siècle et celle, contemporaine, d’une vieille femme impotente.

— Jean-Pierre Andrevon et Claude Ecken, L’Écran fantastique 299