French
STORIES ARTICLES TRANSLATIONS OTHERS
2007
PARFUMS D’AILLEURS
in Faeries 24
EXCERPT

Au Japon, les fantômes ont un parfum. En août, pendant l’Obon, maisons et cimetières s’emplissent des fumées du senkō. Un lourd nuage d’encens s’étire de l’île du levant jusqu’à Meido, le royaume des morts. Derrière le paravent bleuté de ses volutes, la frontière est abolie, les ombres se croisent entre notre monde et l’autre.

De l’ancêtre à l’enfant, nous étions réunis devant le tombeau de famille. L’ohaka luisait sous le soleil d’été : la pierre en avait été lavée avec autant de tendresse que le dos d’une mère. En plus de fleurs, on y voyait un bol de cendres planté de bâtonnets incandescents. L’obsédant senkō saturait l’air humide jusqu’à faire plisser le nez aux plus petits. Comment leur en vouloir ? Il serait bien temps pour eux d’apprécier le parfum doux-amer des souvenirs.

Silence, sauf le vol fatigué des moustiques. Sur la pierre, dans le bol, des cendres ; sous la pierre, dans les urnes, des cendres. La poussière noirâtre s’amoncelait. Le temps s’écoulait en bourdonnant. Enfin, à la suite du patriarche, chacun s’inclina. Il était temps de rentrer chez soi.

Seule, je m’attardai près du tombeau. C’était son habitude de ne paraître qu’après leur départ ; il disait qu’il eût été trop pénible de nous voir sans pouvoir nous parler. J’attendais que sa voix me tirât du silence. « Aya-chan ? » Je me retournai. Un homme mince, au large sourire, aux yeux brillants. Ce « -chan » que l’on donne aux petites filles, comme il me semblait doux ! Je souris à mon tour : « Seto… » C’était son nom. « … anata. » Mon amour.

 

 

Nous prîmes ensemble le chemin du retour. Il n’est pas rare pour une famille d’avoir son ohaka dans quelque village perdu. Par bonheur, les ancêtres de Seto étaient de Kyoto ; en une heure de métro et quinze minutes à pied, nous arrivions chez nous. Je me précipitai à l’intérieur, impatiente d’accueillir mon époux d’un rituel « Okaerinasai !

— Tadaima », répondit-il en riant : Je suis de retour. Sa joie, qui me brûlait le cœur, se teintait d’une tristesse semblable à la mienne. Cela aussi nous réunissait. Nous passâmes dans la pièce où se dressait l’autel familial. Le butsudan croulait sous la nourriture : melon, grappes de raisin, petits gâteaux, boulettes dango, nouilles sōmen, et, sur une feuille de lotus, un mélange de riz lavé, d’aubergine émincée, de concombre et d’eau claire. N’étaient exclus que la viande et le poisson. Les défunts, incapables de toucher à aucun de ces mets, étaient sensés s’en délecter à la manière des dieux grecs : par leur parfum.

L’arôme nutritionnel se mêlait au fumet du senkō, dont un long bâtonnet se consumait au sommet de l’autel. À sa gauche, des fleurs. À sa droite, une lanterne en papier de riz : un chōchin décoré de l’emblème familial, un repère pour les âmes égarées. Les us étaient respectés. Ultimes ornements, un concombre et une aubergine plantés chacun de quatre tiges avaient été façonnés pour ressembler, le premier à un cheval pour hâter le retour des âmes, le second à une vache pour en retarder le départ. Je ne pouvais que prier que cela fût efficace.

M’agenouillant devant l’amoncellement de nourriture, je remerciai le Bouddha. Le parfum des fruits était particulièrement fort, dans la chaleur moite de ce mois d’août. Dans trois jours, s’ils n’avaient pas pourri, la famille se les partagerait, en signe de communion avec ses morts. Je relevai les yeux vers Seto qui, à mes côtés, priait toujours. Je n’avais faim que de lui.

Nous pouvions nous parler devant l’autel sans être importunés, mais la nuit avait plus à nous offrir. Les rues de Kyoto étaient autant de dragons de feu, leurs écailles les lanternes chōchin pendues devant chaque porte. L’Obon, c’est aussi la fête des lumières.