French
2006
LES SAUVAGES: L’héroïsme au féminin chez Jean Anouilh
in Revue d’Histoire du Théâtre 2006.2 (pp. 253-66)
EXCERPT

L’héroïne d’Anouilh existe-t-elle ? Au premier abord, la question paraît rhétorique : il suffit de considérer le nombre de pièces du dramaturge dont le titre même met en avant l’un ou l’autre personnage féminin pour s’en assurer. Néanmoins, des pièces comme Antigone, Médée ou L’Alouette, Anouilh n’en a pas inventé les principaux protagonistes : le mythe, la légende (plus que l’histoire même dans le cas de Jeanne d’Arc) les lui ont fournis.

L’argument se retourne : ces personnages, il les a choisis selon ses goûts propres, et selon ses goûts propres il les a mis en scène, il leur a donné la parole et leur acte peut-être, au sens sartrien du terme. D’autant plus que parfois, le titre peut surprendre : ainsi d’Eurydice dans le cas d’une pièce où dominent les personnages d’Orphée, en accordance avec le mythe, et de la mort incarnée qu’est M. Henri.

Un personnage peut être éponyme sans occuper le devant de la scène. Le cas extrême est celui d’Ardèle qui, dans la pièce du même nom, ne paraît jamais. Son absence est toute relative, cependant ; il serait hâtif d’associer la longueur du texte à débiter à l’importance du personnage. D’un point de vue dramatique, Ardèle reste l’élément central, moteur : sans s’incarner dans une actrice, elle n’en ordonne pas moins le déroulement de l’action.

D’un autre côté, dans Jézabel, le protagoniste qui présente le plus d’affinités avec le rôle-titre de La Sauvage, qu’il précède et préfigure fortement, est un jeune homme : Marc. Dès lors, le féminin dans le titre n’est-il plus l’assurance d’une héroïne — sauf que Jézabel est une pièce qu’Anouilh abandonna, certainement parce que La Sauvage, justement, aura donné meilleur corps à un similaire projet dramatique.

En réalité, même lorsque le titre désigne bien le personnage principal (ou central, dans le cas d’une Ardèle), on ne peut être sûr de retrouver une héroïne. Dans Colombe, le rôle-titre ne se salit-il pas, ne prononce-t-il pas ce « oui » qui semble aux yeux d’Anouilh disqualifier la grandeur potentielle ? Tout n’est pas si simple, bien sûr, si tranché, et d’ailleurs même une Antigone ou une Jeanne (d’Arc) ne sont pas si monolithiques qu’il peut sembler au premier abord.

Y aurait-il sujet à théâtre, si chaque personnage n’était agité de ces conflits que la scène rend sensibles ? De tels conflits précèdent en général ceux qui opposeront tel personnage à tel autre — et c’est ainsi qu’avant de parler du personnage en situation, nous aurons à définir le personnage en gestation. Peut-être alors pourrons-nous parler avec prudence d’un personnage en soi et conclure sur l’existence et l’identité d’une archétypale héroïne d’Anouilh.